Lettre de Charles de Saint-Évremond à Ninon de Lenclos (« Votre vie, ma très-chère… »)

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XCV. Lettre de Saint-Évremond à Mlle de Lenclos, 1681.


Correspondance de Saint-Évremond et de Ninon de Lenclos1.

LETTRE DE SAINT-ÉVREMOND À MLLE DE LENCLOS.
(1681.)

Votre vie, ma très-chère, a été trop illustre pour n’être pas continuée de la même manière, jusqu’à la fin. Que l’enfer de M. de la Rochefoucault ne vous épouvante pas2 ; c’étoit un enfer médité, dont il vouloit faire une maxime. Prononcez donc le mot d’amour hardiment, et que celui de vieille ne sorte jamais de votre2 bouche. Il y a tant d’esprit dans votre bouche, il y a tant d’esprit dans votre lettre, que vous ne laissez pas même imaginer le commencement du retour. Quelle ingratitude d’avoir honte de nommer l’Amour, à qui vous devez votre mérite et vos plaisirs ! Car enfin, ma belle gardeuse de cassette, la réputation de votre probité est particulièrement établie sur ce que vous avez résisté à des amants qui se fussent accommodés volontiers de l’argent de vos amis. Avouez toutes vos passions, pour faire valoir toutes vos vertus. Cependant vous n’avez exprimé que la moitié du caractère : il n’y a rien de mieux que la part qui regarde vos amis ; rien de plus sec que ce qui regarde vos amants. En peu de vers, je veux faire le caractère entier, et le voici, formé de toutes les qualités que vous avez, ou que vous avez eues.

Dans vos amours on vous trouvoit légère,
En amitié toujours sûre et sincère ;
Pour vos amants, les humeurs de Vénus :
Pour vos amis, les solides vertus.
Quand les premiers vous nominoient infidèle.
Et qu’asservis encore à votre loi,
Ils reprochoient une flamme nouvelle,
Les autres se louoient de votre bonne foi.
Tantôt c’étoit le naturel d’Hélène,
Ses appétits comme tous ses appas ;
Tantôt c’étoit la probité romaine,
C’étoit d’honneur la règle et le compas.
Dans un couvent, en sœur dépositaire,
Vous auriez bien ménagé quelque affaire ;
Et dans le monde, à garder les dépôts,
On vous eût justement préférée aux dévots.

Que cette diversité ne surprenne point.

L’indulgente et sage Nature
À formé l’âme de Ninon
De la volupté d’Épicure
Et de la vertu de Caton.



NOTES DE L’ÉDITEUR

1. Ninon signoit généralement son nom : Lanclos, comme on le voit par ses lettres autographes (Causeries d’un curieux, de M. Feuillet de Conches, t. II, p. 588). Il est ainsi écrit dans son acte de naissance, rapporté par M. Paulin-Paris, sur Tallemant, VI, p. 12. Cependant l’acte de son décès porte : Lenclos, et tous les contemporains ont suivi cette orthographe, entre autres Tallemant, Saint-Simon et Mme de Sévigné. J’ai pu vérifier que c’est aussi celle de Saint-Évremond, et je la conserve, car Ninon elle-même l’a quelquefois écrit ainsi. Voy. la lettre insérée dans l’Isographie. Sur cette femme célèbre, voy. notre Histoire de Saint-Évremond.

2. L’enfer des femmes c’est la vieillesse, disoit un jour le duc de La Rochefoucault à Mlle de Lenclos. (Des Maizeaux.)