Méhémet-Ali - Aperçu général sur l’Égypte par Clot-Bey

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MÉHÉMET-ALI.

APERÇU GÉNÉRAL SUR L’ÉGYPTE,
PAR CLOT-BEY.

Méhémet-Ali a beaucoup d’admirateurs en Europe. Je ne voudrais point cependant le juger d’après les éloges de ses panégyristes. Ils admirent surtout dans Méhémet-Ali l’homme qui a beaucoup emprunté à l’Europe ; j’admirerais plutôt, quant à moi, l’homme qui a beaucoup gardé de l’Orient. Ainsi j’entends dire partout que Méhémet-Ali a voulu créer un empire arabe ; c’est de cela qu’on le loue, et même M. Clot-Bey, un de ses derniers panégyristes, dans son Aperçu général de l’Égypte, trouve que, quoique le pacha ait beaucoup fait pour accomplir l’œuvre de l’empire arabe, il n’a pas cependant encore fait assez ; il aurait voulu que le pacha proclamât son indépendance absolue. « L’idée de la fondation d’un empire arabe n’est pas chimérique, dit M. Clot-Bey, comme l’ont prétendu quelques personnes. Cette idée, d’ailleurs, a la sanction de Napoléon, à défaut d’autres. » Et là-dessus M. Clot-Bey cite un passage des Mémoires de Sainte-Hélène où Napoléon dit que, si le pouvoir en Égypte eût été confié à un pacha qui, comme celui d’Albanie, se fût recruté dans le pays même, l’empire arabe, composé d’une nation tout-à-fait distincte, qui a son esprit, ses préjugés, son histoire et son langage à part, qui embrasse l’Égypte, l’Arabie et une partie de l’Afrique, fût devenu indépendant comme celui du Maroc. »

Quoiqu’il soit téméraire, surtout de nos jours, de douter de l’infaillibilité des paroles de Napoléon, je me permettrai de faire remarquer que Méhémet-Ali me semble avoir fait justement le contraire de ce que voulait Napoléon, et c’est peut-être pour cela qu’il est encore debout et qu’il a fondé un grand pouvoir, sinon l’empire arabe. Ainsi Méhémet-Ali a recruté ses soldats en Égypte, je l’avoue, mais il n’a pris parmi les Égyptiens aucun officier : le commandement appartient partout aux Turcs ou Mameloucks ; ainsi il n’a pas mis, comme en Albanie, l’autorité entre les mains des habitans du pays, et par là il a échappé, et l’Égypte avec lui, à cette anarchie qui est l’état permanent de l’Albanie. Enfin, il n’a jamais fondé ni voulu fonder d’empire arabe, car il s’est toujours reconnu sujet de la Porte ottomane, en dépit de ses admirateurs européens, qui lui conseillaient, comme M. Clot-Bey, de proclamer son indépendance absolue.

Que croire donc maintenant ? M. Clot-Bey, dans sa pensée favorite d’un empire arabe, a contre moi Napoléon ; mais contre M. Clot-Bey, j’ai pour moi Méhémet-Ali. M. Clot-Bey lui-même serait embarrassé de choisir.

Je reviendrai plus tard sur ces idées d’indépendance et sur ce que Méhémet-Ali me paraît lui-même en penser. Je veux venir, sans plus attendre, à un autre reproche que M. Clot-Bey fait à Méhémet-Ali, parce que ce reproche me paraît encore un éloge, et que, par je ne sais quel malencontreux hasard, où M. Clot-Bey y voit un tort dans son héros, je vois presque un mérite.

« Les rayas, dit M. Clot-Bey, ne participent ni aux mêmes charges ni aux mêmes avantages politiques que les musulmans… Opérer un rapprochement entre les rayas et les musulmans, en accordant à ceux-là l’égalité des droits, tel est le but que doit se proposer en Turquie toute politique prévoyante et qui veut sincèrement la régénération de l’empire ottoman… Pour ma part, si j’avais un avis à donner au vice-roi d’Égypte, je lui conseillerais d’établir l’égalité civile et politique entre ses sujets musulmans et ses sujets rayas. » C’est ce que Méhémet-Ali n’a point fait, et c’est ici surtout que je remarque la différence entre lui et ses admirateurs ; ses admirateurs, qui raisonnent avec leurs idées européennes, et qui ne trouvent bon que ce qui est européen ; Méhémet-Ali, qui veut bien emprunter à l’Europe ses arts, ses machines, ses sciences, son industrie, mais qui veut, avant tout, rester oriental, c’est-à-dire Turc et musulman. Ces deux mots sont précieux, car ils contiennent un système complet de gouvernement.

Méhémet-Ali est Turc ; il ne parle que le turc, c’est aux Turcs qu’il a partout confié l’autorité ; mais ce n’est pas par esprit de corps, si j’ose ainsi parler, qu’il a agi de cette manière, c’est par une juste appréciation de l’état de l’Égypte et du caractère des diverses nations qui l’habitent.

Je ne sais pas si sous les Pharaons la nationalité égyptienne était forte ou non ; mais depuis ce temps elle est morte et bien morte. Conquise par tous les peuples qui ont joué un grand rôle sur la terre, l’Égypte a perdu depuis long-temps l’habitude de s’appartenir à elle-même. Il y a dans ce pays plusieurs races de vainqueurs, vaincus à leur tour et asservis. Les Arabes sont eux-mêmes un de ces peuples qui, après avoir conquis l’Égypte, l’ont laissé conquérir. Les Turcs sont les derniers conquérans. Il n’y a donc en Égypte aucune race, sauf les Coptes peut-être, qui puisse se targuer d’être la race nationale ; et c’est là aussi bien l’état de l’Orient presque tout entier, vieille terre occupée par toutes les nations, antique auberge où passent tous les peuples sans qu’aucun puisse dire, à meilleur titre qu’un autre : Cette terre est la mienne. Dans ces pays de conquête immémoriale, la différence des races est tout, et c’est cette différence qui fait les maîtres et les sujets. Les Turcs en Égypte sont la race militaire, la race habituée à commander, et elle a le talent du gouvernement. Les Turcs ont l’intelligence moins prompte et moins ardente que les Arabes ; mais ils ont le caractère plus ferme et plus persévérant, et c’est par le caractère qu’on gouverne bien plus que par l’esprit. C’est une vérité éprouvée en Orient, et dont l’Occident aussi fera peu à peu l’expérience.

La différence entre la race turque et la race arabe, en Égypte, est un curieux sujet d’études et de réflexions. L’Arabe, pris individuellement, est, disent les voyageurs les plus éclairés, supérieur au Turc. Mais, dans la lutte entre nations, la supériorité des individus est peu de chose ; ce qui donne l’ascendant, c’est ce que j’appellerais volontiers le penchant à la cohésion, c’est-à-dire l’esprit d’ensemble, l’aptitude à commander ou à obéir, qui, vue de haut, est la même chose. C’est sous ce point de vue que la race arabe est inférieure à la race turque. Enthousiaste, spirituelle, pleine de grace, faite pour la poésie et pour les aventures, sobre, dure à la fatigue, aussi gaie et aussi mobile que la race turque est sérieuse et grave, la race arabe est encore ce que nous la voyons dans l’histoire, ce sont encore les Arabes de Grenade et de Cordoue. Mais quand, oubliant un instant l’éclat de leurs conquêtes, nous examinons de près, même dans l’histoire, le caractère de la race arabe, que voyons nous ? une race dont l’enthousiasme religieux a fait une armée plutôt qu’une nation, qui a conquis une partie du monde, mais qui n’en a pas fait un empire, comme ont fait les Romains ; elle en a fait je ne sais combien d’empires divers ; et ces empires, qu’ils ont été courts et passagers ! Que de dynasties précipitées les unes sur les autres ! quel chaos, et dans ce chaos quel mouvement rapide et tumultueux ! L’unité et la durée, voilà ce qui a toujours manqué aux pouvoirs créés par la race arabe. Venus du Midi, ces pouvoirs ont eu pour ainsi dire la vie des plantes de leurs climats, une végétation brillante et courte ; tandis que, venue du Nord, la race turque a fondé un empire qui expire aujourd’hui, mais qui dure depuis cinq cents ans et plus. Pour un empire en Orient, cinq cents ans de durée, c’est l’éternité.

Ainsi l’histoire, de ce côté, s’accorde avec le jugement de Méhémet-Ali. Même dans ses beaux jours, la race arabe n’est pas faite pour le commandement. Dégradée en Égypte par un long esclavage, elle n’a rien de ce qu’il faut pour gouverner. À ce sujet, je ne veux point d’autre témoignage que celui de M. Clot-Bey. M. Clot-Bey est très favorable à la race arabe. Il énumère avec complaisance tout ce que Méhémet-Ali a fait pour régénérer la race arabe, et il l’en loue beaucoup ; puis il continue : « Les Égyptiens n’ont point l’instinct du commandement, voilà pourquoi le vice-roi n’a pas pu leur confier les premiers postes. Quoique très intelligens, s’ils ne sont pas dirigés, ils ne savent rien mener à fin. Les Turcs, au contraire, accoutumés à la supériorité, ont cette tenue, cette dignité, cette confiance en soi, qui sont nécessaires à ceux qui gouvernent. » J’ajouterai au témoignage de M. Clot-Bey un autre témoignage qui confirmera encore la justesse du système de Méhémet-Ali à l’égard des Arabes. Les religieux de la Terre-Sainte ne se recrutent pas parmi les habitans du pays ; les pères sont tous Européens, et comme quelqu’un leur demandait la cause de cette exclusion : « On ne peut jamais faire complètement fond sur un Arabe, répondit un des pères, et le saint-siége ne veut pas leur confier l’exercice du pouvoir sacerdotal. » Ainsi Méhémet-Ali et le pape jugent de la même manière la race arabe. Ils lui trouvent beaucoup d’esprit et d’intelligence, et la regardent cependant comme incapable de se gouverner elle-même, soit dans l’ordre civil, soit dans l’ordre religieux.

Je voudrais expliquer en passant pourquoi M. Clot-Bey est favorable à la race arabe ; cette explication, d’ailleurs, ne m’écartera pas beaucoup du sujet que je traite en ce moment.

M. Clot-Bey est directeur-général du service médical en Égypte. Il a fondé l’enseignement de la médecine dans ce pays ; il a eu des Arabes pour élèves, et, comme tous les hommes qui ont été chargés d’enseigner quelque chose aux Arabes, il a été frappé de leur facilité à apprendre. Quelques observateurs attentifs ont pensé que la race arabe avait surtout cette faculté d’imitation qui caractérise aussi les Slaves, mais qu’elle n’avait pas cette intelligence ferme et forte qui s’approprie la science et qui la féconde par son travail. La mémoire chez les Arabes agit plus que le jugement : ils apprennent vite et oublient de même. Cette facilité à apprendre doit naturellement séduire les hommes qui sont chargés de les instruire, surtout si ces hommes sont des étrangers qui passent quelques années dans le pays et s’éloignent ensuite sans savoir si l’effet de leurs leçons est efficace et durable. Si cette observation sur les facultés imitatrices de la race arabe est juste, il est curieux de voir comment l’Europe a, pour ainsi dire, à ses deux pôles, au nord et au midi, deux races, l’une, la race slave, et l’autre, la race arabe, destinées par la nature même de leur esprit à recueillir l’héritage de la civilisation européenne sans l’augmenter, et à s’approprier de cette civilisation tout ce qu’elle a de mécanique et d’extérieur, c’est-à-dire ses sciences et son luxe peut-être, sans pouvoir prendre ce qui en fait la sève et la vertu ; races que la Providence semble appeler aux époques de transition, pour conserver et pour transmettre le dépôt de la civilisation, mais qui ne créent ni une idée, ni une science nouvelle. J’ajouterais, si je ne craignais pas de pousser trop loin la subtilité, qu’aux époques où ces races prennent l’ascendant dans le monde, il se fait ordinairement dans la civilisation même qu’elles sont destinées à imiter un travail curieux de nivellement, je veux dire que cette civilisation descend alors et se met à la portée de tous, soit pour les idées, soit pour les sciences, qu’elle se répartit et qu’elle se distribue plus également. C’est l’époque où tout le monde a de l’esprit, où toutes choses s’expliquent à tous avec grace, avec facilité, où tout se comprend, où tout le monde a l’air d’avoir du génie, soit en politique, soit en littérature, parce que la mémoire supplée à la pensée et le dire au savoir, c’est enfin l’époque des journaux et des journalistes. Mais, en se répandant de cette manière, cette civilisation se diminue et s’amincit, il faut l’avouer, et cet affaiblissement même la prépare et la proportionne à l’esprit des races imitatrices qui doivent en devenir les dépositaires.

En mettant la race arabe au second rang et la race turque au premier, Méhémet-Ali n’a donc pas suivi seulement l’habitude et la routine, il a eu de bonnes raisons, des raisons philosophiques. Ces raisons, les sait-il telles que nous venons de chercher à les donner ? Non, à Dieu ne plaise ! C’est la supériorité du bon sens sur la philosophie d’agir comme s’il était philosophe et de ne pas l’être, c’est-à-dire de trouver la vérité comme le philosophe, mais de la trouver sans tâtonnement, sans hésitation, sans se demander si c’est bien la vérité. Méhémet-Ali n’a point raisonné sur l’infériorité de la race arabe à l’égard de la race turque ; mais il l’a sentie et il a agi en conséquence. « J’ai fait, disait-il à un voyageur français, j’ai fait en Égypte ce que les Anglais ont fait aux Indes. Leurs soldats indiens sont commandés par des officiers anglais, et vous-mêmes, si vous formez à Alger des régimens arabes, vous n’y placerez que des officiers français. Le Turc est bien plus propre à la guerre et au commandement que l’Arabe ; il se sent fait pour ordonner, et l’Arabe, en sa présence, sent qu’il est fait pour obéir. J’ai vu une fois un rassemblement de trois mille Arabes ; il semblait qu’ils allaient tout détruire. J’ai envoyé un de mes officiers avec trente Turcs, et toute cette multitude s’est dispersée, Dans la guerre de 1832, les Arabes se sont bien battus ; c’est qu’ils suivaient leurs officiers. Tout mon art, c’est de m’attirer des officiers turcs. Heureusement pour moi que le sultan donne de faibles appointemens ; j’en ai donné de plus considérables, et les officiers sont venus chez moi. Il m’a fallu ensuite m’assurer de leur fidélité ; j’en ai trouvé le moyen en les empêchant de devenir propriétaires et de se créer à eux-mêmes une influence personnelle sur la population. »

Méhémet-Ali n’est pas seulement Turc parce qu’il se sert des Turcs pour gouverner ; il est Turc surtout parce qu’il veut être un pacha faisant partie de l’empire turc ; il est Turc par sa soumission à l’égard de la porte ottomane. Cette soumission, aux yeux des Européens, a l’air d’une plaisanterie ; singulière soumission, en effet, que celle d’un homme qui, en deux ans, a fait deux fois la guerre à son souverain, qui l’a vaincu, qui lui a arraché des provinces par la force des armes ! Mais dans les idées de l’Orient, tout cela n’empêche pas que Méhémet ne soit l’esclave du glorieux sultan ; seulement c’est un esclave qui bat son maître. Cela d’ailleurs n’étonne et n’embarrasse nullement les Orientaux, et je me hâte de dire qu’il n’y a tout au plus que deux cents ans que nous sommes en Occident plus difficiles en fait de soumissions. Pendant long-temps, sous le régime féodal, nous avons vu des vassaux faisant la guerre à leur suzerain, et, jusque sous Louis XIV, le prince de Condé faisant la guerre au roi, sans que pour cela le vassal crût avoir rompu tout lien avec son suzerain. La guerre ne détruisait pas les titres de vassalité et de suzeraineté ; elle en suspendait tout au plus l’effet. Tel est encore l’état des choses en Orient, où le moyen-âge, que nos poètes et nos historiens cherchent tant, est encore tout vivant avec ses mœurs, ses idées et ses habitudes. En Turquie, un pacha fait la guerre au sultan ; s’il est vaincu, il a le cou coupé ; s’il est vainqueur, il est honoré et caressé jusqu’à ce qu’on puisse l’étrangler : tout cela paraît dans l’ordre. C’est l’histoire de l’empire turc depuis sa fondation, et personne ne s’en étonne. La guerre de Méhémet-Ali contre le sultan, qui, en Occident, nous paraît une énormité, en Orient paraît chose toute simple. Voilà ce que Méhémet-Ali sait très bien, et c’est sur cette idée qu’il a réglé toute sa conduite.

Les deux attributs de la souveraineté en Orient sont la prière et la justice. La prière, en Égypte, se fait au nom du sultan, et la justice se rend aussi au nom du sultan. M. Clot-Bey dit que le sultan envoie chaque année au Caire un grand kady dont la juridiction s’étend sur toute l’Égypte. Jamais Méhémet-Ali ne manque une occasion de témoigner son respect pour le sultan : il l’envoie féliciter sur la naissance de ses enfans ; il a partout le ton d’un sujet à l’égard de son maître, et je crois que ce ton est sincère. Méhémet-Ali veut gouverner absolument ses pachalicks, et il veut en avoir plusieurs ; mais en Orient l’autorité, même déléguée, est toujours absolue. Un pacha est maître dans sa province. Ce n’est point un préfet qui reçoit ses directions d’un ministre, c’est un homme qui commande à ses risques et périls. Méhémet-Ali veut avoir plusieurs pachalicks pour être plus puissant, mais non pour être indépendant, à peu près comme nos anciens vassaux cherchaient à avoir le plus de fiefs possible. Rien dans cette sorte de prétentions ne choque les idées des Orientaux. Il les choquerait s’il proclamait son indépendance, parce qu’en Orient, la religion et l’état ne faisant qu’un, proclamer son indépendance, c’est faire schisme, et les Orientaux qui excusent la révolte détestent le schisme. Aussi, voyez ce que Méhémet-Ali demande aujourd’hui ; ce n’est pas l’indépendance, mot qui vient d’Europe, mot qui flatte la vanité, mais qui en Orient ne signifie rien, parce que là où il n’y a aucune centralisation, là où il n’y a pas de dépendance, l’indépendance ne peut rien signifier : ce n’est donc pas l’indépendance que demande Méhémet-Ali, c’est l’hérédité des pachalicks qu’il possède en ce moment. En Europe, où la logique maîtrise beaucoup trop la politique, on voudrait, parce que Méhémet-Ali n’obéit plus au sultan, on voudrait qu’il le dît bien haut. Ce serait plus logique, mais ce serait moins sage. Méhémet aime mieux consolider son pouvoir que de le proclamer. Il demande donc l’hérédité de ses fiefs, et en cela c’est encore une idée féodale qu’il manifeste, l’Orient ne comportant que les idées de ce genre. Au lieu de ce pouvoir précaire confié aux pachas et dont les pachas sont toujours tentés d’abuser, parce qu’ils savent qu’ils l’ont pour peu de temps, Méhémet-Ali demande un pouvoir héréditaire. Il veut fonder les grands vassaux dans l’empire turc ; et, à voir l’état de la Turquie, l’hérédité des grands fiefs serait assurément un progrès, et un progrès qui ne contrarierait pas les idées des Orientaux. Le sultan serait toujours le chef de la religion et de l’état ; seulement il aurait sous lui de grands vassaux qui ne lui obéiraient pas toujours ; mais les pachas lui obéissent-ils mieux ? Ces vassaux étant plus forts soutiendraient l’empire contre les infidèles. Le sultan y perdrait peut-être quelque chose, et quant à son autorité, elle serait contenue et bridée ; mais la Turquie y gagnerait ; et après tout, pour tous ceux qui en Turquie regrettent dans les janissaires non-seulement la milice qui défendait l’empire, mais le corps qui contenait et modérait l’autorité illimitée du sultan par la crainte d’une révolte toujours prête, pour tous ceux qui regrettent ce veto armé, et le nombre de ces regrettans est considérable, l’hérédité des fiefs et l’établissement des grands vassaux rétablirait cette barrière qu’ils se plaignent d’avoir vu renverser. De ce côté, les prétentions de Méhémet-Ali ne blessent pas plus l’Orient que sa révolte même.

Méhémet-Ali dit parfois que, s’il ne s’est pas déclaré indépendant, c’est par égard pour les représentations et les conseils de la France. Je ne crois pas un mot de cette politesse. Si Méhémet-Ali n’a pas proclamé son indépendance, c’est par égard, non pour nous, mais pour l’Orient, c’est parce qu’il ne veut pas être indépendant, et qu’il n’a pas besoin de l’être.

Une idée que Méhémet-Ali a souvent caressée, une idée qui étonne beaucoup les Européens, qui paraît aux Orientaux très simple, très naturelle, et qui achève enfin de montrer jusqu’à quel point Méhémet-Ali est Turc, c’est l’idée de venir à Constantinople et de s’y faire proclamer visir. Je me souviens qu’à Constantinople, l’année dernière, après la mort du sultan Mahmoud, tout le monde croyait que Méhémet-Ali allait arriver, et personne ne doutait qu’il ne fût reçu avec enthousiasme par toute la population empressée de saluer en lui le seul musulman qui de nos jours ait de la gloire et de la grandeur. Et quand je demandais : « Mais que fera-t-il du jeune sultan ? — Il sera son visir et son tuteur. — Mais le tuteur ne fera-t-il pas un beau jour disparaître le pupille ? » — C’est à peine si on me comprenait ; on eût compris que j’eusse craint que le sultan fît un jour étrangler ce visir incommode, s’il pouvait en trouver l’occasion ; mais que le visir fît périr le sultan, cela paraissait impossible, tant l’idée de la légitimité de la race d’Othman est profondément enracinée dans les esprits !

Avant la mort de Mahmoud, quand Méhémet-Ali parlait de son projet de venir à Constantinople, alors il s’agissait pour lui de détrôner le sultan et de mettre Abdul-Medjid à sa place. La mort a fait la besogne que voulait faire Méhémet-Ali. Aujourd’hui Méhémet-Ali n’aurait plus qu’à être le visir et le régénérateur de l’empire ottoman. Cette gloire le flatte. Il mêle aussi à l’idée de cette régénération politique ses projets agricoles et commerciaux. Il énumère les riches produits du territoire turc, cette admirable fertilité du sol qui manque seulement de bras, cette heureuse situation géographique qui fait qu’il est placé au centre même du commerce entre l’Europe et l’Asie, et qu’il a autant de débouchés qu’il peut avoir de produits. Méhémet-Ali s’anime à la pensée de rendre à cette vieille terre son antique prospérité. C’est un des caractères du gouvernement de Méhémet-Ali d’avoir mêlé aux soins de la politique les soins de l’agriculture et du commerce. Il est le seul propriétaire et le seul commerçant de l’Égypte. Les fellahs cultivent pour lui, récoltent pour lui, et il vend lui-même le blé et le coton de son vaste domaine. Il a, pour ainsi dire, appuyé un empire sur une ferme. C’est l’Égypte qui est cette grande ferme, et ce pays, après tout, se prête admirablement à la grande culture ; c’est même la seule culture qu’il comporte. La nécessité d’entretenir les canaux qui répandent l’eau du Nil pendant l’inondation amène la nécessité d’un pouvoir central et unique. Cette grande exploitation agricole a besoin d’unité. Partagez l’Égypte entre de petits cultivateurs, les uns paresseux, les autres ignorans, tous indifférens les uns aux autres et incapables d’accord, les canaux qui portent l’eau du Nil des fonds supérieurs aux fonds inférieurs s’engorgeront, et la stérilité, toujours prompte sous un climat brûlant, envahira peu à peu l’Égypte. Méhémet-Ali, en se faisant ainsi grand cultivateur, a donc parfaitement compris la nature de l’Égypte ; mais ce génie agricole qu’il a montré en Égypte, il voudrait l’appliquer aussi à la Turquie. Son fils Ibrahim semble animé du même esprit, et ce n’est point un des traits les moins curieux de cette dynastie égyptienne qui cherche à s’établir, que ce mélange bizarre et peu connu en Occident de guerre et de culture, d’entreprises agricoles et d’entreprises militaires. Produire et détruire, n’est-ce pas là aussi bien de tout temps le grand emploi de l’activité humaine ? L’agriculture et la guerre n’ont-elles pas été de tout temps l’œuvre favorite des peuples qui ont été forts et puissans dans le monde ? Le mélange d’institutions militaires et agricoles qui caractérise le gouvernement de Méhémet-Ali est donc encore, de ce côté, une idée simple et juste, et, nous ne cesserons de le répéter, ces idées simples et justes sont tout-à-fait à la portée de l’Orient, qui, malgré son antiquité, est resté plus près de la nature que notre Occident.

Cette activité du gouvernement égyptien fait un contraste frappant avec l’engourdissement et l’inertie du gouvernement turc. Cela a été visible après la conquête de la Syrie. À peine maître du pays, Méhémet-Ali faisait essayer la culture du café, du coton, de l’indigo ; trois cent mille pieds d’oliviers étaient plantés dans les environs de Saint-Jean-d’Acre. Cette stérilité qui semble, depuis le moyen-âge, le lot de la terre d’Asie, déplaît à Méhémet-Ali. Il veut, pour ainsi dire, utiliser ce vieux jardin de l’humanité, laissé désert et stérile par le malheur des temps. Méhémet-Ali n’est point un guerrier et un conquérant, quoiqu’il sache faire la guerre ; c’est surtout un administrateur ; c’est, et ce mot rend mieux ma pensée quoiqu’il la rende en mal, c’est un exploitateur : il en a les qualités, il en a aussi les défauts ; il est actif, intelligent, plein de bon sens ; et, des projets infinis que lui a apportés le génie charlatan de l’Europe, il n’a choisi, sauf quelques inévitables duperies, que ceux qui sont praticables. En même temps, il est dur, il a l’esprit fiscal ; il aime l’argent comme un Turc, c’est tout dire ; il est vrai qu’il en a grand besoin pour sa flotte et pour son armée. Ce qu’il paraît reprocher surtout au gouvernement turc, c’est qu’il ne fait rien et qu’il nuit à qui veut faire. Aussi, ces belles provinces où la Porte ottomane ne sait entretenir que l’anarchie et la misère, Méhémet-Ali voudrait les avoir entre ses mains pour en tirer parti. Le bien perdu l’indigne. « Qu’est ce que le sultan fait de son pachalick de Bagdad ? disait Méhémet-Ali à un voyageur ; il n’en tire pas un para, et souvent même il est forcé d’y envoyer des troupes pour soutenir ses pachas, ce qui n’empêche pas que ceux-ci ne soient, de temps en temps, les uns assiégiés, les autres déposés, quelques-uns étranglés. S’il me donnait ce pachalick, je lui paierais un fort tribut, et cependant j’y gagnerais encore ; car, en assurant la tranquillité du désert, le commerce de l’Inde reprendrait son cours de ce côté. C’est là une des routes de l’Inde, comme l’Égypte. Ce parti serait assurément le meilleur pour tout le monde, pour l’Europe, pour la Porte et pour moi ; mais l’Angleterre ne voudra pas que je lui serve de préfet de police sur l’Euphrate ; c’est à peine si elle me veut à ce titre sur le Nil, pas plus que la Russie ne m’a voulu pour visir à Constantinople en 1832, et elle a raison ; mais ce qui m’a toujours étonné, c’est que vous autres Français, vous ne m’ayez pas voulu non plus à Constantinople : vous y avez beaucoup perdu. »

Ces paroles, dont je puis au moins garantir le sens, ces paroles sont curieuses à étudier en ce moment.

L’Angleterre ne veut pas de Méhémet-Ali pour préfet de police en Égypte, et l’avenir dira si en cela elle a tort ou raison. Que peut désirer en effet l’Angleterre ? une route dans l’Inde, une route qui soit courte, une route qui soit sûre. Or, l’Égypte est précisément cette route courte, et, avec Méhémet-Ali, cette route sûre. L’Angleterre croit-elle que cette sûreté serait plus grande, si elle était chargée elle-même de l’établir ? croit-elle qu’avec une suite de postes fortifiés dans l’isthme de Suez, elle assurerait à son commerce un plus libre passage que ne le fait Méhémet-Ali ? Non certes. Pense-t-elle que Méhémet-Ali veuille jamais lui fermer ce passage ? Il ne le peut pas. Car, d’une part, interdire l’isthme de Suez au commerce anglais, ce serait priver l’Égypte d’une grande richesse, et Méhémet-Ali calcule trop bien pour jamais faire cela ; et d’une autre part, l’Angleterre, avec sa supériorité maritime, a prise sur le pacha de deux côtés, par la Méditerranée et par la mer Rouge. L’Angleterre n’a donc rien à craindre à ce sujet. Est-elle sensible à la gloriole d’arborer son pavillon sur quelques petits fortins et de faire elle-même la police du désert, police coûteuse quand elle sera faite par des Européens contre les Arabes ? Nous ne croyons pas cela. Quand il y a en Égypte un pouvoir civilisé, personne n’y gagne plus que l’Angleterre, car elle a une route ouverte dans l’Inde, sans en faire les frais. Si donc nous écartons du débat les vanités nationales, l’intérêt évident de l’Angleterre et de l’Europe entière en Égypte, c’est que l’Égypte soit une grande route dont la police soit faite par une puissance neutre. Le pouvoir de Méhémet-Ali résout admirablement ce problème.

Je lisais récemment dans la Phalange, journal de l’école sociétaire, que le moyen de résoudre la question égyptienne, c’est de créer une grande compagnie cosmopolite chargée de construire un chemin de fer dans l’isthme de Suez, et l’idée dominante de cette proposition, c’est de tenir ce passage toujours ouvert à tout le monde, c’est en un mot de le neutraliser à l’aide de la compagnie cosmopolite. Je suis porté à croire en effet que, s’il était possible de mettre dans les mains de grandes compagnies cosmopolites, ou, ce qui revient au même, de neutraliser quelques-uns de ces lieux qui servent nécessairement de passage au commerce du monde, quelques-unes de ces fortes positions qui donnent l’ascendant à leur possesseur et que les nations se disputent, l’isthme de Suez, le Bosphore et l’embouchure du Danube en Europe, l’isthme de Panama en Amérique, cet isthme qui sera la clé du commerce du Nouveau-Monde, et qui sera aussi la pomme de discorde ; je crois, dis-je, que, s’il était possible d’amortir politiquement ces fortes positions, en leur laissant en même temps toute leur importance commerciale, je crois que les chances de la guerre seraient singulièrement diminuées dans le monde, et que ce serait un grand acheminement vers la paix universelle. Mais pour arriver là, que de temps encore ! Et n’est-il pas profondément regrettable qu’en attendant l’établissement de ces neutralités d’un nouveau genre, l’Europe en ce moment s’occupe à détruire les deux neutralités que le sort semblait avoir créées, la neutralité de l’isthme de Suez sous Méhémet-Ali, et la neutralité du Bosphore sous le pouvoir long-temps respecté de la Turquie ?

L’Angleterre me paraît se tromper dans ses intérêts en ne voulant pas du pacha pour préfet de police dans l’isthme de Suez ; mais la Russie ne me paraît pas se tromper en ne voulant pas de Méhémet-Ali pour visir à Constantinople, car le visirat de Méhémet serait la régénération de la Turquie. Or, la Russie a besoin que la Turquie soit faible. C’est ici le cas du cruel axiome : Vita Corradini, mors Caroli, vita Caroli, mors Corradini ; la Russie et la Turquie ne peuvent pas être fortes l’une et l’autre.

Je me souviens, à ce sujet, qu’à Constantinople je trouvais beaucoup de personnes dans la diplomatie qui semblaient regretter qu’en 1832 Ibrahim ne fût pas arrivé à Constantinople après la bataille de Koniah. Ç’avait été, selon ces personnes, un de ces momens qui ne se retrouvent pas dans la vie des nations. Ibrahim arrivant à Constantinople, le sultan était détrôné et tué ; mais une régence gouvernait au nom de son fils Abdul-Medjid. Méhémet-Ali était régent ; il relevait l’empire turc, il en refaisait une barrière contre la Russie. Méhémet-Ali avait ce qu’il fallait pour régénérer la Turquie ; car c’est un réformateur, mais ce n’est point un révolutionnaire comme l’était le sultan Mahmoud, qui imitait l’Europe sans tact et sans discernement, détruisant ce qui faisait la vieille force de son empire, sans lui donner aucune force nouvelle. Méhémet-Ali, au contraire, sait faire un choix entre les emprunts que l’Orient doit faire à l’Occident. Il se fortifie en imitant, tandis qu’en imitant Mahmoud s’affaiblissait. Méhémet-Ali était donc l’homme qu’il fallait à la Turquie pour lui rendre la vie, et l’homme qu’il fallait à l’Europe pour la protéger sur le Bosphore contre la prépondérance de la Russie. À ce propos on me citait les paroles de M. de Metternich dans les négociations pour l’établissement du royaume de Grèce. « Nous désirons qu’on enlève le moins possible à la Turquie pour donner à la Grèce ; mais nous assisterions de tous nos moyens quiconque voudrait établir à la place de l’empire turc un empire fortement organisé, que cet empire soit grec ou qu’il ait tout autre nom. » Sages et profondes paroles, dignes de la prévoyance de l’Autriche ; et aussi bien, en ce moment encore, ce n’est pas de prévoyance que manque l’Autriche.

Ce gouvernement fortement organisé que souhaitait M. de Metternich, Ibrahim-Pacha l’apportait à Constantinople en 1832. Qui l’a empêché de l’y installer ? Il est piquant que ce soit la France qui l’en ait empêché ; cela est piquant surtout après le traité de Londres. Peut-être avons-nous eu tort, en 1832, de ne pas laisser se dénouer brusquement la querelle entre le sultan et le pacha. En ajournant le dénouement, en prolongeant la querelle, nous n’avons pas fait Méhémet-Ali plus fort, ni surtout la Turquie moins faible. Ce qui n’a pas été fait en 1832 est-il encore possible aujourd’hui ? Les difficultés sont assurément plus grandes, puisqu’en 1832 l’Europe était prise au dépourvu, et qu’en 1840 le traité de Londres a été fait pour fermer à Ibrahim les portes de Constantinople.

Cependant, quoique ce traité ait mis en face de Méhémet-Ali quatre puissances européennes, au lieu de la Turquie seule et faible comme en 1832 et en 1839, les chances ne sont pas encore aussi mauvaises pour lui qu’on pourrait le croire. C’est ici qu’il est à propos de dire quelques mots de l’ascendant que Méhémet-Ali exerce dans tout l’Orient et de ses causes : cela rentre dans notre sujet, car c’est parce qu’il a eu le bon esprit de rester Turc et musulman, que Méhémet-Ali domine en Orient par son nom, là où il ne domine pas par son pouvoir.

Dès qu’on a passé Malte, dès qu’on entre en Orient, il n’y a plus qu’un nom qui retentit partout, qu’on entend répéter en haut, en bas, à droite, à gauche c’est le nom de Méhémet-Ali. Sa renommée, son influence, son pouvoir est partout. C’est lui qui représente vraiment l’Orient ; c’est lui qui en est le dernier homme. J’ai souvent demandé aux hommes qui connaissaient le mieux le pays, s’il y avait quelque part en Orient, soit en Turquie, soit en Grèce, soit en Asie Mineure, soit en Albanie, quelque part enfin, un de ces hommes hardis et forts qui soutiennent les nations et les états. « Personne, depuis la mort de Mahmoud, me disait-on, personne que Méhémet-Ali et son fils ! » La race de ces grands hommes propres à la Turquie, de ces barbares cruels et durs, mais hardis et forts, cette race semble éteinte. Otez Méhémet-Ali et son fils, plus de centre possible pour les nations musulmanes. Tout se disperse et s’éparpille, il n’y a plus que des individus et des familles turques, arabes, syriennes, albanaises, etc. ; il n’y a plus de société. Voulez-vous détruire en Orient ! vous serez à votre aise, car les élémens de destruction y abondent ; mais si vous voulez organiser, il n’y a qu’un homme qui puisse organiser, c’est Méhémet-Ali ; et c’est là ce qui rend la lutte qui va s’engager entre Méhémet-Ali et les quatre puissances curieuse, même pour le philosophe : Méhémet-Ali représente le dernier effort que l’Orient va tenter contre les envahissemens de l’Occident. L’Angleterre et la Russie semblent en effet s’être accordées dans cette pensée fatale que, quitte à se disputer plus tard pour savoir à qui des deux appartiendra l’Orient, l’intérêt commun de toutes les deux est, en ce moment, que l’Orient ne s’appartienne pas à lui-même. Elles veulent, pour ainsi dire, par la destruction de Méhémet-Ali, niveler l’Orient, avant de le partager.

Méhémet-Ali ne représente pas seulement, aux yeux des Orientaux, l’antique grandeur des musulmans ; il représente aussi la religion musulmane. Tandis qu’à Constantinople on imitait sottement de l’Europe jusqu’à ses esprits forts, et qu’on semblait mépriser la religion mahométane, Méhémet-Ali, plus habile ou plus pieux, s’en faisait le protecteur. Il avait détruit les Wahabites, il avait rendu la Mecque aux pèlerinages. Ce sont là des services dont la foi mahométane lui a tenu compte. Sans fanatisme, mais sans incrédulité, Méhémet-Ali exprime fidèlement les sentimens de l’Orient, où le fanatisme s’affaiblit, grace aux perpétuelles communications avec l’Europe, et où l’incrédulité ne s’est point encore accréditée, où même elle aura de la peine à s’accréditer, tant l’incrédulité est peu naturelle aux Orientaux !

Avec un pareil pouvoir sur l’esprit de la population musulmane, d’un mot Méhémet-Ali peut exciter une insurrection dans l’Asie-Mineure, et cette insurrection, marchant devant l’armée d’Ibrahim, arrivera avant lui à Constantinople, dont elle lui ouvrira les portes.

Ici se présentent deux obstacles, les Russes et les conseils de la France : les Russes, qui marcheront en Asie-Mineure à la rencontre de l’armée égyptienne ; la France, qui a, dit-on, conseillé à Méhémet-Ali de ne point franchir le Taurus.

Quant aux Russes, il y a lieu de douter qu’ils soient fort pressés de s’avancer dans l’Asie-Mineure. Si Constantinople est menacée par Ibrahim, ou si, chose très probable, une révolte éclate à Constantinople, les Russes négligeront-ils de protéger Constantinople par une occupation qu’ils se feront demander ? Aimeront-ils mieux aller combattre Ibrahim dans l’Asie-Mineure ? Cela est fort douteux. La Russie comprend très bien que dans le traité de Londres, si ce traité doit être exécuté, l’avantage sera à celui qui saura le premier se garnir les mains ; car les puissances contractantes, se défiant les unes des autres, seront pressées de prendre un gage, et le meilleur possible. Or, c’est un beau gage que Constantinople, un gage qui assure contre toutes les duperies contenues dans le traité.

Mais supposez que les Russes aillent combattre Ibrahim dans l’Asie-Mineure ; sont-ils sûrs du succès ? En 1833, après la première guerre de Syrie, quelqu’un demandait à Ibrahim-Pacha s’il avait cru que les Russes dussent venir l’attaquer. « J’étais prêt à les recevoir, répondit Ibrahim ; et comme on croyait qu’ils allaient venir, je recevais de toutes les populations turques de l’Asie-Mineure des adresses qui me demandaient des ordres pour ce cas. J’aurais profité de cette bonne disposition. Je ne me serais pas risqué, en commençant surtout, à combattre les Russes en bataille rangée. Je les aurais laissé pénétrer dans le pays ; alors j’aurais fait retirer les populations à l’approche de leur armée ; je lui aurais coupé les vivres et ôté tout moyen de subsistance. Je l’aurais harcelée avec mes troupes légères et avec les populations qui se seraient toutes insurgées. Nous avions, de cette manière, bonne espérance d’en venir à bout. » Ce qu’Ibrahim voulait faire en 1833, il peut le faire encore en 1840. Les populations musulmanes n’ont pas changé de sentimens à l’égard des Russes, et ceux-ci auraient beau marcher au nom du sultan, personne ne serait la dupe de ce nom. C’est, d’ailleurs, une idée reçue parmi les mahométans que s’allier aux chrétiens pour combattre les mahométans, c’est commettre un sacrilége. La guerre entre mahométans est chose reçue ; mais c’est pécher que d’invoquer, dans de pareilles guerres, l’appui des infidèles.

Ce n’est pas la peur des Russes qui retiendra Ibrahim-Pacha en-deçà du Taurus. Seraient-ce les conseils de la France ? Mais pourquoi, en vérité, lui donnerions-nous encore aujourd’hui de pareils conseils ? Tant qu’on a pu conserver l’espoir de dénouer la question par une convention faite en commun entre les cinq puissances, ces conseils de modération étaient de saison. Il était juste que la France contînt celui pour qui elle transigeait. Aujourd’hui l’Europe a rejeté l’entremise pacificatrice de la France, et le ministère français ne peut plus avoir aucune illusion, je le suppose, sur la vanité profonde de toutes les espérances de conciliation dont il s’est flatté. Les quatre puissances veulent l’exécution du traité de Londres : eh bien ! qu’elles l’exécutent. Pourquoi nous-mêmes nous opposer plus long-temps à ce que la situation enfante tout ce qu’elle porte dans son sein ? pourquoi ne pas laisser Ibrahim prendre conseil de sa fortune et de son courage ? pourquoi souhaiter qu’il reste en Syrie au milieu des populations insurgées contre lui, au lieu de s’élancer dans l’Asie-Mineure au milieu des populations insurgées pour lui ? Méhémet-Ali est désormais le représentant et le champion des musulmans ; il est le défenseur de l’islamisme : laissons-lui jouer hardiment sa dernière carte. Tant que nous avons pu négocier, nous avons bien fait de négocier ; aujourd’hui les négociations sont finies. Il ne dépend, plus de nous d’ajourner la crise ; elle est imminente. Pourquoi la craindrions-nous, quand c’est elle seule peut-être qui peut nous sauver, quand les difficultés d’exécution du traité de Londres sont une de nos plus grandes ressources, et que ces difficultés doivent surtout se montrer à l’œuvre ? Il est des situations qui ne peuvent être corrigées que si elles sont poussées jusqu’au bout : il est des orages qu’on diminue en les hâtant. Ah ! si nous avions à prendre la responsabilité des évènemens, il faudrait peut-être hésiter ; mais cette responsabilité, d’autres l’ont prise. Nous sommes, quant à nous, en face de la nécessité, et la nécessité met à l’aise tous ceux qu’elle n’effraie pas.


Saint-Marc Girardin.